La Peste
En ces temps de pandémie, deux textes de l’Ancien Testament relatant la même histoire ont été rappelés à ma mémoire. Cette histoire renvoie à l’affaire de la peste qui tombe sur le peuple d’Israël, suite au recensement d’Israël et de Juda, qu’a ordonné et accompli David. Elle est relatée dans le Livre de Samuel, et dans le premier livre des Chroniques. Ces deux présentations d’une même histoire sont intrigantes, car elles présentent les faits de façon très distinctes, voire contradictoires. Si nous voulons chercher des « raisons » à la pandémie à partir de ces textes-là, nous voilà donc bien lotis…
2 Samuel 24.1 « …L’Eternel se mit de nouveau en colère contre les Israélites et il incita David à agir contre leurs intérêts en lui suggérant l’idée de faire le recensement d’Israël et de Juda… »
1 Chronique 21.1-2 « …Satan se dressa contre Israël et il incita David à faire le recensement d’Israël. Alors David ordonna à Joab et aux chefs du peuple : Allez recenser les Israélites aptes au service militaire depuis Beér-Chéba jusqu’à Dan, puis revenez me faire votre rapport, que je sache quel en est le nombre… »
Comment interpréter ces différences, et qu’en recevoir comme leçon pour aujourd’hui ? Ce malheur est-il voulu de Dieu ou accompli par Satan ?
Cette question est des plus passionnantes. Elle touche à plusieurs points et surtout à l’essentiel me semble-t-il de la foi chrétienne. Je me permets donc de proposer mes propres réflexions, de façon synthétique et loin de toute prétention à l’exhaustivité. Ne considérez surtout pas ces réponses comme issues d’une étude approfondie : elles ne sont le fruit que d’une rapide interprétation qui me permet de garder l’espérance face à ce mal.
Le problème que soulèvent ces différences touche en premier lieu à la question de l’interprétation des Écritures, et en second lieu à la théologie. La réponse ne peut être, selon moi, qu’ailleurs, et ce, dans la christologie. Je vais donc soulever ces 3 points en quelques lignes.
Premièrement, la différence entre ces deux récits du même évènement, comme c’est le cas de bien d’autres lorsqu’on compare les livres des Rois et ceux des Chroniques, par exemple, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Pour ces problèmes de divergences au sein du texte biblique, les exégètes apportent des réponses différentes, toujours relatives à leur compréhension du statut des Écritures. En effet, chacun partira de sa propre lecture pour en tirer une conclusion qui lui permette de faire tenir debout l’ensemble de sa compréhension du texte. Mais il est très intéressant de constater qu’en situation de crise, bien des exégètes révisent leur compréhension, car dans la pratique, apparemment, tout ne fonctionne plus de la même manière. Par exemple, la Shoa a profondément bousculé l’interprétation des Écritures au vingtième siècle. Je tâche pour ma part de lire les textes Bibliques de manière uniforme ; de me rapporter à eux avec toujours la même méthode. Je considère en effet que les textes sont un petit peu comme en conversation : ils se parlent les uns aux autres, et cherchent à répondre à la même question : « Dieu est tout puissant, Dieu est amour, alors pourquoi le mal ? ». Face à cette question, chaque texte m’apparaît comme cherchant à y répondre du mieux qu’il peut, de la même manière que les amis de Job, et que Job lui-même. Dans cette perspective, je considère aussi que personne n’a vraiment tort, mais que personne n’a vraiment raison non plus. C’est ce qui nous mène au second point.
Secondement, le problème est d’ordre théologique. Les réponses que proposent les Écritures, lorsqu’elles sont prises indépendamment les unes des autres, sont toujours insuffisantes. Par exemple, si nous considérons le texte de 2 Samuel, le Dieu qui nous est présenté est du genre plutôt violent et vengeur. Il est inflexible, même s’il calme parfois son bras par la suite. Je force le trait, j’en ai bien conscience, mais c’est bien ce qui transparaît dans bien des textes de l’Ancien Testament. La dimension d’amour y est un peu endommagée, au bénéfice d’une vision d’un Dieu de justice et de droiture, qui font bien sûr tout aussi partie des attributs de Dieu. Si nous regardons au texte de 1 Chronique, c’est la toute puissance divine qui est un peu endommagée, au bénéfice du pouvoir de l’ennemi. Disons que le plus difficile à accepter, c’est la tendance dualiste du texte, qui semble donner beaucoup de pouvoir à Satan, jusqu’à être capable de contredire les plans divins. Dans tous les cas, l’amour de Dieu ne se manifeste pas de façon flagrante, là encore. La question est donc toujours la même : face au mal, est-ce que Dieu est tout puissant ? S’il l’était, il détruirait, ou au moins retiendrait le bras de Satan. S’il est amour, Dieu ne supporterait pas que son peuple souffre autant. Je fais court, ici, mais la question de la conciliabilité des différents attributs de Dieu face à la souffrance mène constamment à un problème insoluble. C’est là que nous arrivons à notre troisième point : Christ, lumière du monde, chemin qui nous mène au Père.
Troisièmement et définitivement à mon sens, je crois que Christ est le seul chemin qui mène au Père, au sens où c’est lui qui nous donne le dernier mot du Père, le dernier mot de Dieu, la seule et unique façon de parler de Dieu. Je crois que sans Christ, nous ne pouvons comprendre Dieu, et que nous devons constamment regarder Dieu à partir de Sa Parole faite chair. Je crois que Christ est la seule et unique réponse à ce problème de l’humanité : « Si Dieu est tout puissant et s’il est amour, pourquoi la souffrance ? » … La plus belle réponse de Dieu au problème de la souffrance est celle qu’il donne à Jésus sur la Croix lorsqu’il lui demande « pourquoi m’as-tu abandonné ? ». La réponse immédiate est le silence, le plus grand et le plus insupportable des silences. Car Dieu ne donne clairement pas de réponse à la souffrance. De la même manière qu’il n’en a pas donné à Job : Dieu ne donne pas de réponse à son fils sur la Croix. Pourquoi ne donne-t-il pas de réponse ? Nous ne le savons pas. Mais nous savons pour quoi : pour la résurrection. La Croix reste sans réponse : elle n’est que le lieu de la souffrance et de la solitude, si on la détache de la résurrection. Mais cette résurrection est peut-être là pour me dire que ma souffrance n’est pas ma fin. La souffrance n’a pas de réponse ; elle n’est ni volonté divine ni volonté satanique, puisque dans les deux cas, nous nous retrouvons face à une aporie. Face à l’absence de réponse, face à ces apories, il semble alors plus judicieux de démissionner face à cette question, et de croire Jésus, lui qui accepte de ne pas avoir de réponse et qui décide, en son âme et conscience, de mourir pour ses amis et ses ennemis.
Quelques mots de conclusion. La Bible nous donne, sur tout son parcourt, des propositions de réponses, qui, cumulées, nous montrent Christ lui-même. L’œuvre de Christ est la seule qui me permette de relever la tête et de regarder la souffrance comme Christ l’a regardée. Il n’a pas détourné le regard, il n’a pas cédé à la tentation de descendre de la Croix, il n’a pas exigé du Père qu’il le sorte de cette situation. Christ a accepté et accueilli la mort, sachant qu’elle était d’une certaine manière la fin de sa souffrance et le chemin de sa résurrection dans son état d’origine, voire même mieux encore, au-dessus de tout nom sur la terre comme au ciel… Donc la réponse à la souffrance, la réponse à l’infamie de la mort, la réponse à la pandémie, est celle que Jésus nous donne. Sa réponse est qu’il n’est pas possible de comprendre d’où vient la souffrance, qu’elle vienne de l’homme, de Dieu ou de Satan. Chaque réponse est insuffisante et contredite par les Écritures, ici ou là. La question n’est pas de savoir d’où vient la souffrance, mais ce que je suis appelé à faire avec elle. C’est ce que disait, n’est-ce pas, un sage parmi les sages : « Comme ceux qui vivent des heures si sombres, mais ça n’est pas à eux de décider. Tout ce que nous pouvons décider, c’est que faire du temps qui nous imparti. Il y a d’autres forces en œuvre dans ce monde, à part la volonté du Mal. » (Gandalf, J.R.R Tolkien, Le Seigneur des Anneaux)
Christ était appelé à travers sa souffrance à sauver l’humanité. Dans le creux de sa souffrance, il a dit « pardonne-leur ». Il a aussi dit : « je remets mon esprit ». Dans tous les cas, Jésus a surmonté sa souffrance et a regardé au-delà d’elle, pour faire de sa souffrance le lieu du salut de l’humanité. Je crois qu’il en est de même pour moi, qui veux être disciple de Christ. Face à la souffrance et face au mal, je choisis de ne pas lutter, mais de l’accepter comme inéluctable. Je ne cherche pas à savoir s’il vient de Dieu, de Satan ou des Hommes. Je choisis d’en faire quelque chose. C’est là ce qui me semble le plus important dans la souffrance : non pas le lieu d’où elle vient, celui qui la cause, la provoque, et son pourquoi : mais ce que je vais en faire, moi.
Bertrand Mathys
Une réponse à La Peste